25Jan2016

Convention Européenne des Droits de l’Homme : Le principe « non bis in idem » dans le Protocole n°7 de la CEDH (article 4)

Après l’audience de Grande Chambre du 13 janvier 2016, la Cour Européenne des Droits de l’Homme devra dissiper les incertitudes persistantes sur le cumul des sanctions en matière fiscale (sanctions « administratives » et sanctions « pénales »).

I – Chacun sait aujourd’hui que la Cour de cassation est saisie par la 32ème chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant le cumul de procédures ou de sanctions pénales et fiscales qui porterait atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionalité des délits et des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et serait de ce fait contraire à la Constitution. Cette question, si elle est jugée sérieuse par la Cour de cassation, sera transmise au Conseil Constitutionnel.

Mais la décision qui sera rendue par le Conseil constitutionnel sera toutefois limitée au cas très particulier où l’imposition en cause relève de la même juridiction que les poursuites pénales pour fraude fiscale ce qui est le cas des droits d’enregistrement et de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune. il s’agit en effet de l’une des conditions requises depuis la décision EADS en date du 18 mars 2015. [1]

Elle ne pourra donc pas être transposée aux situations bien plus fréquentes en matière fiscale où les juridictions saisies sont de deux ordres différents: juge administratif pour la sanction administrative et juge judiciaire pour la sanction pénale.

Ce sera précisément dans cette hypothèse que la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme aura très prochainement à statuer dans une affaire opposant deux contribuables à la Norvège (aff. A and B v. Norway (nos. 24130/11 and 29758/11). Et l’onde de choc que cette décision sera susceptible de provoquer sera d’une toute autre magnitude puisqu’elle atteindra les 47 États membres du Conseil de l’Europe même si les arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme n’ont qu’un effet déclaratif. [2]

II – L’affaire soumise à la Grande Chambre concerne deux contribuables de nationalité norvégienne associés d’une société qui a fait l’objet d’un contrôle fiscal en 2005. A la suite de ce contrôle, les contribuables ont fait l’objet de poursuites pour fraude fiscale aggravée. Ils ont été inculpés en octobre et novembre 2008 pour des infractions fiscales relatives à des revenus non déclarés. Parallèlement, l’administration fiscale leur a notifié des rappels d’impôts  assortis d’une majoration de 30% qu’ils n’ont pas contestés. En mars et septembre 2009, ils ont été reconnus coupables des infractions fiscales et ont été condamnés à un an d’emprisonnement. Le juge pénal a pris en compte la majoration de 30% pour la fixation de la peine. Les requérants ont contesté ce jugement en revendiquant le droit à ne pas être jugé ou puni deux fois.

C’est sur le terrain de l’article 4 du Protocole n°7 (4P7) de la Convention EDH [3]  intitulé « Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois »  que la Grande Chambre devra trancher entre deux thèses opposées, celle du gouvernement de la Norvège et celle des parties requérantes.

A l’audience au cours de laquelle l’affaire a été plaidée, le gouvernement norvégien a invité la Cour à conclure premièrement, que la procédure administrative échappe à l’empire de l’article 4 P7;  Deuxièmement, et subsidiairement, que ces procédures parallèles sont permises au regard de ce texte; troisièmement, et en tout état de cause, que la procédure est conforme à l’article 4P7 car ces procédures présentaient un lien matériel et temporel étroit et faisaient partie des sanctions disponibles en droit norvégien concernant les infractions visées.

1 – Le gouvernement norvégien a tout d’abord évoqué le contexte dans lequel la Cour devra rendre sa décision. Il a souligné que si la thèse des requérants était suivie, les autorités seraient obligées alors de choisir entre deux procédures, administratives ou pénales. Ensuite, il a affirmé que l’approche des requérants aurait des implications majeures et imprévisibles en tant qu’elles nuiraient à la réglementation dans des domaines tels que l’environnement, les finances, la concurrence, la protection de l’enfance, etc.. De sorte que cela compromettrait la coexistence bien établie dans les Etats contractants d’une procédure pénale et d’une procédure administrative. Le gouvernement a observé à cet égard que la Cour Suprême des Etats Unis a opéré un revirement de jurisprudence en réservant la règle de l’interdiction des doubles incriminations au seul droit pénal. Le juge américain aurait considéré la solution inverse comme susceptible de compromettre gravement la capacité du gouvernement à réglementer certains domaines. Le gouvernement norvégien a relevé que les individus sont, en tout état de cause, protégés grâce à la garantie d’un procès équitable. Enfin, il a souligné l’absence de consensus en Europe sur ce texte puisque certains Etats n’ont pas ratifiés le Protocole n°7. Il a rappelé que l’organisation des systèmes administratifs et pénaux relève de la marge d’appréciation des Etats qui devrait être plus large dans le domaine fiscal.

L’argument principal du gouvernement norvégien est que la majoration de 30% n’est pas « pénale » au sens de l’article 4P7. Sur ce point, le gouvernement a évoqué les différentes approches de la jurisprudence de la Cour. Selon une première approche contenue dans l’arrêt Lucky Dev [4], la qualification doit se fonder sur les trois critères dits « critères Engel » (qualification juridique de l’infraction en droit interne; nature même de l’infraction; degré de sévérité de la sanction) par référence à l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (« accusation pénale« ). Une deuxième approche est contenue dans l’arrêt Nilsson [5] : l’évaluation de la sanction selon l’article 4P7 doit se faire à partir de critères plus larges que les critères Engel : il faut apprécier aussi le but, la nature, le degré de sévérité de la mesure prise ainsi que la qualification de celle-ci en droit interne, la procédure de prononcé et de mise en œuvre de la mesure.

Pour le gouvernement de la Norvège, l’affaire Zolotoukhine [6] n’est pas déterminante pour départager ces deux approches. Sur l’existence d’une « accusation en matière pénale » au sens de cette disposition, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, a considéré que la procédure initialement engagée contre le requérant, bien que qualifiée d’administrative en droit interne, doit s’analyser en une procédure pénale en raison notamment de la nature de l’infraction d’« actes perturbateurs mineurs » et de la gravité de la peine (15 jours de privation de liberté).

Le gouvernement demande donc la confirmation par la Grande Chambre de la deuxième approche. A cet égard, il considère l’approche « sanction » plus déterminante que l’approche « accusation pénale » en se fondant sur le libellé même de la disposition de l’article 4P7 qui implique que le concept pénal doit se limiter au droit pénal strict alors que l’article 6 de la Convention est moins précis. Cette différence de formulation implique nécessairement des nuances de sens. L’exposé des motifs du Protocole 7 milite aussi pour une interprétation restrictive.

Les objectifs des articles 4P7 et 6 ne sont pas identiques. L’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme vise la protection du procès équitable ce qui justifie une interprétation extensive de « l’accusation pénale« . Alors que l’article 4P7 a pour objectif la protection contre le fardeau d’avoir à supporter une procédure pénale. Dans cette optique, des critères plus nombreux sont plus appropriés que les seuls critères Engel. Enfin, l’article 4 est un article non dérogeable ou absolu. Le concept pénal s’applique au noyau dur du droit pénal.

Le gouvernement en déduit que la majoration de 30% n’a pas un caractère pénal. Elle est purement administrative, elle a pour but d’une part de compenser le coût du contrôle, et, d’autre part, de dissuader. Les procédures de mise en œuvre et de décision sont administratives. Elles ne comportent aucune possibilité de contrainte (ni emprisonnement, ni casier judiciaire, ni publicité). L’aspect répressif est donc très limité.

2 – Si la Cour devait retenir la qualification « pénale » de la majoration de 30%, le gouvernement considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 P7 car une procédure parallèle ou concomitante est bien autorisée. Le gouvernement considère que seule une procédure consécutive ou ultérieure est interdite. Il cite l’affaire Zolotoukhine et rappelle que le but de la mesure est d’interdire la répétition d’une procédure pénale déjà achevée par une décision devenue définitive.

Le gouvernement fait valoir que l’exigence de mener une procédure unique serait contraire à l’objectif de lutte contre la fraude fiscale qui nécessite de mettre en œuvre une procédure pénale lorsqu’il s’agit de découvrir des fraudes complexes. Et si la seule voie pénale était utilisée, cela présenterait le risque pour les tribunaux d’une surcharge de procédures.

Le gouvernement invite la Cour à confirmer sur ce point  l’interprétation Zolotoukhine en ce sens que la procédure parallèle échappe à l’empire de l’article 4.

Si la Cour devait en décider autrement, le gouvernement considère qu’il n’y a pas violation de l’article 4P7 en raison du lien matériel et temporel suffisant (aff R.T. C Suisse et aff. Nilsson c. Suède). Dans ces affaires, la Cour avait jugé que si les diverses sanctions infligées à l’intéressé ont été prononcées par deux autorités différentes à l’issue de procédures distinctes, il existait entre elles un lien matériel et temporel suffisamment étroit.

En conclusion, l’arrêt qui sera rendu par la Grande Chambre de la Cour permettra sans doute de mettre fin à des interprétations divergentes de l’article 4 du Protocole n°7 alors que l’importance pratique de la règle non bis in idem est considérable. Il est intéressant d’observer que plusieurs Etats ont été autorisés à intervenir volontairement dans cette procédure (la France, la Suisse, la Bulgarie…). Il faut souligner enfin que la Belgique a, de son côté, modifié sa législation pour tenir compte de l’arrêt Zolotoukhine en adoptant la loi du 20 septembre 2012 instaurant le principe dit « una via » (la voie unique) dans le cadre de la poursuite des infractions fiscales. Ce texte a d’ailleurs fait l’objet d’une décision de la Cour Constitutionnelle du 3 avril 2014.

Philippe NATAF, avocat spécialiste en Droit Fiscal – 25/01/2016

[1] Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015

[2] Selon l’article 46 de la Convention EDH (« Force obligatoire et exécution des arrêts ») dans sa version issue du protocole n°14, entré en vigueur en 2010 : « 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. » En vertu de l’article 41, les arrêts de violation des articles de la Convention n’ont qu’un caractère déclaratoire et ne valent pas titre exécutoire sur le territoire des Etats ayant commis la violation. L’exécution de l’arrêt dépend des Etats, ces derniers ayant le choix quant aux moyens à utiliser dans leur ordre juridique interne.
Voir « L’application par la France des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme » par Yves Robineau, Président de section au Conseil d’État; Intervention à la Cour Suprême d’Azerbaïdjan.
http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/L-application-par-la-France-des-arrets-de-la-Cour-europeenne-des-droits-de-l-homme

[3] Article 4 du Protocole n°7 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : “Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois » : « (1) Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat.  (2) Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’Etat concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.  (3) Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention« .

[4] Cour. Eur. D.H., 27 nov. 2014, n° 7356/10, Lucky Dev c/ Suède

[5] Cour eur. D.H., Nilsson c. Suède,  13 déc. 2005 n°73661/01

[6] Cour eur. dr. h., Gde Ch., Zolotoukhine c. Russie,10 février 2009)  :  Par un arrêt de Grande chambre rendu le 10 février 2009, la Cour européenne des droits de l’homme, suivant en cela les jurisprudences de la Cour interaméricaine et de la Cour de justice des Communautés européennes, a tranché en faveur de l’identité des faits matériels la question de savoir si c’est cette dernière qui est déterminante pour l’application de la règle ne bis in idem (idem factum), ou si c’est la qualification juridique qui doit être le critère de l’identité de l’infraction (idem légal). Ce faisant, elle a mis fin à plus d’une décennie d’incertitude. La Cour a toutefois maintenu, de façon critiquable, l’introduction récente dans sa jurisprudence du critère non écrit de l’intention des nouvelles poursuites pour déterminer si un requérant possède ou non la qualité de victime et, partant, si l’article 4 du Protocole n° 7 a été violé. (Rtdh 9/2009 p. 867).

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